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Un étrange ballet se déroulait au même moment devant la façade ensoleillée du Dakota, sur la 72e Rue. Deux domestiques franchirent les grilles de fer forgé, armés chacun de trois valises, suivis d’une infirmière en uniforme qui se planta près de la guérite du gardien. Proctor apparut à son tour. Il se dirigea vers la Rolls-Royce qui ronronnait le long du trottoir, ouvrit la portière arrière et attendit. Plusieurs minutes s’étaient écoulées lorsque l’on vit enfin poindre un curieux personnage, tassé dans un fauteuil roulant que poussait une autre infirmière. Malgré la chaleur de cette belle journée d’été indien, l’invalide était emmitouflé dans un amas de couvertures et d’écharpes qui empêchaient de distinguer ses traits, ou même de deviner son sexe. Sous un chapeau blanc à large bord et d’immenses lunettes noires flottait un fume-cigarette de nacre.
La seconde infirmière roula le fauteuil jusqu’à Proctor tandis que Pendergast sortait à son tour du Dakota et s’approchait de la Rolls, les mains dans les poches.
— Vous êtes certain de ne pas vouloir prolonger votre séjour, maître ? demanda-t-il à l’occupant du fauteuil.
Celui-ci éternua bruyamment.
— Je ne resterais pas une minute de plus si saint Christophe en personne me le demandait, répondit-il sur un ton véhément.
— Permettez-moi de vous aider, monsieur Bertin, lui proposa Proctor.
— Une petite minute.
Une main blanche sortit des couvertures, armée d’un spray à l’aide duquel le malade traita successivement ses deux narines avant de faire disparaître le flacon dans les replis de son vêtement. L’instant suivant, il retirait ses lunettes noires et les glissait dans le sac BOAC qui ne le quittait jamais.
— Je suis prêt, indiqua-t-il à Proctor. Mais doucement, pour l’amour du ciel, doucement ! précisa-t-il en français.
Non sans mal, Proctor et l’infirmière soulevèrent Bertin du fauteuil et le glissèrent sur la banquette de la voiture sous un feu roulant d’imprécations. Pendergast se pencha à la portière.
— Vous sentez-vous mieux ?
— Pas du tout, et je ne risque pas d’aller mieux tant que je n’aurai pas regagné mes bayous. Si je survis assez longtemps pour arriver jusque-là, ronchonna Bertin, les mains crispées sur son énorme canne, en posant sur l’inspecteur deux yeux noirs. Vous feriez mieux de faire attention, Aloysius. Le sortilège de ce hungan est aussi puissant que mortel.
— Vraiment ?
— Comment vous sentez-vous ?
— Pas trop mal.
— Vous voyez bien ! s’écria triomphalement Bertin.
Sa main émergea de l’amas de couvertures et fouilla longuement le vieux sac de voyage avant d’en ressortir une petite enveloppe cachetée.
— Prenez soin de dissoudre le contenu de ceci dans 15 centilitres de salsepareille avec un peu d’huile de lin. Prenez-en deux fois par jour.
Pendergast empocha l’enveloppe.
— Je vous remercie, maître. Je suis sincèrement désolé de vous avoir causé tant de désagréments.
Le regard charbonneux du petit homme s’adoucit brièvement.
— Bah ! J’étais heureux de vous retrouver après tant d’années. Mais si nous nous revoyons, ce sera à La Nouvelle-Orléans. Ne comptez pas sur moi pour remettre les pieds dans ce repaire de perdition !
Le vieux maître fut parcouru d’un long frisson.
— Je vous souhaite bonne chance. Les loa de la Ville sont incroyablement maléfiques.
— Souhaiteriez-vous me dire autre chose avant votre départ ?
— Non. Ah, si !
Bertin fut pris d’une quinte de toux, puis il éternua.
— J’avais failli oublier, avec toutes mes misères. Ce petit cercueil que vous m’avez montré. Celui qui était dans cette annexe de la police. Eh bien, je le trouve étrange.
— Celui que nous avons découvert dans le caveau de Colin Fearing ? Celui que vous avez… euh, abîmé ?
Le vieil homme hocha la tête.
— Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite, mais ces dessins de têtes de mort et d’ossements…, dit-il en secouant la tête. Quelque chose ne va pas. Il devrait normalement y avoir deux têtes de mort et cinq ossements, si la tradition était respectée. La différence peut vous paraître infime, mais elle est d’importance. La ficelle est trop grosse, ça ne colle pas avec le reste, ajouta-t-il avec un geste méprisant.
— J’ai analysé la poudre grise qui se trouvait à l’intérieur. Il s’agit apparemment de cendre de bois.
Bertin répéta le même geste.
— Vous voyez bien ! Tout ça n’a rien à voir avec l’Obeah de Charrière et de ses adeptes, qui est autrement inquiétant. Un mystère de plus.
— Je vous remercie, maître, répliqua Pendergast en se redressant, l’air songeur.
— De rien, mon cher Aloysius. À présent, je dois vous dire adieu. Et n’oubliez pas : un peu de cette poudre dans 15 centilitres de salsepareille deux fois par jour.
Sur cette recommandation, Bertin frappa le toit de la Rolls à l’aide de sa canne.
— Vous pouvez y aller, mon bon monsieur. Et ne ménagez pas votre monture !